Le cycliste qui déboule sur notre campement jette son ballot d'affaires poussiéreuses le long de notre tente. il nous colle de si près qu'il est presque difficile de sortir de notre abside : "J'ai besoin d'essence, de papier toilette et d'eau. Vous devriez avoir ça !"

  Nous regardons ce Polonais avec des yeux ronds. [...]

  "Nous pouvons éventuellement te chauffer de l'eau, mais te donner de l'essence nous est difficile : il y a encore plusieurs avant le prochain ravitaillement.

  -Foutaises ! Vous trouverez de l'essence dès demain midi, au premier village."

  Émilie, suspicieuse, me regarde. Non seulement notre carte n'indique aucun village avant Langar, mais ceux qui ont parcouru cette piste ont été formels : pas d'essence avant Khorog, à 200 kilomètres de là. Le jeune homme ment sans même se soucier des conséquences d'une panne de réchaud à 4000 mètres. Quelques instants plus tard, un allemand se joint à notre bivouac devenu une sorte de camp de base surpeuplé de voyageurs à vélo. La logorrhée du Polonais, qui se vante dans l'art de ne pas dépenser le moindre dollar et qui déplore de ne pas rencontrer de cycliste assez rapide pour le suivre, ne lui laissera pas la chance de nous dire plus que son prénom. Ce soir, les récits de Marco Polo traversant la mythique vallée de Wakhan ont déserté nos esprits en berne. Nous voilà à ressasser une célèbre phrase de Huis clos de Sartre qui, même au bout du monde, peut être vraie : "L'enfer, c'est les autres".


Benjamin VALVERDE. Diagonale eurasienne.